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  • Photo du rédacteur Claire Brull

Les voyages déforment la vieillesse

Mon doigt hésite sur la touche du clavier. C’est une somme rondelette, tout de même, qu’il me faut lâcher. Une somme rondelette, que dis-je… Un paquet de thunes, oui, durement gagnées, que je pourrais employer autrement. Que je pourrais échanger contre quelque chose de tangible, durable, qui survivrait à l’été.


Seulement, j’ai une furieuse envie de partir. Paris me pèse. Les petits tracas mesquins qui ornent mes jours, je voudrais les mettre de côté pour deux semaines. Mon doigt hésite.

Il me faudrait partir seule cette fois. Seule, car j’ai beau pétitionner de tous côtés, survendre la Grèce, ses plages blanches, ses mojitos économiques, son soleil ultra fiable… Oui j’ai beau exhorter mes amis à m’accompagner dans ce petit périple, j’échoue à susciter l’enthousiasme. Valérie emmène son fiston dans les Pouilles. Eve fait le tour du Portugal dans le camion qu’elle a acheté avec son fiancé.

Le beau gosse que je vois depuis trois mois me dit tout de suite oui, lui. Les Cyclades, il ne connait pas. Le coucher de soleil sur la Caldera, ça le branche bien. Il n’a rien de prévu en juillet, en plus. Il faut tout de même qu’il vérifie. Il me confirme avant la fin de la semaine. De la semaine prochaine. Bon, bon, j'ai compris.


Entretemps, les prix, ces petits cons sournois, ont grimpé. J’ai beau les avoir à l’œil, je ne peux que constater leur ascension.

Mon doigt appuie sur le bouton du clavier. Je pars.


Je pars seule donc, mais qu’importe - qu’ai-je à craindre? Je suis une grande fille. Le soleil ne brillera pas moins fort parce que personne ne m’accompagne.

Et il brille fort, en effet, sur les Cyclades. Je vais d’île en île. Je foule le sable céleste de plages orgastiques. Je prends des bateaux, grimpe des sommets. Je rencontre des voyageurs, je rencontre des Grecs. J’embrasse de beaux mecs. Jamais plus je ne renâclerai au départ.


La fin de mon voyage approche. Je débarque sur une nouvelle île. La petite cité m’accueille, blanche, bleue, ultra-bright. Je m’installe dans la piaule que je loue, agrippée à l’un des versants de la vieille ville. Le soir, je découvre les bars. Je me fais un ami, Reto. Il est venu ici faire du surf, l’île est connue pour cela. Il est grand, campé dans ses Docksides, les boucles en désordre, souriant.


Nous partons continuer la soirée dans l’unique boîte de la ville, The Ocean. La vue est magnifique, nous en prenons plein les yeux, nous nous amusons bien. Le photographe de la boîte passe. Les gens prennent la pose, duckface sophistiqué et cambrure outrée pour les femmes, sourire de tombeur et mèche gominée pour les hommes.


J’empoigne Reto par le bras, et dégaine mon plus beau sourire. Le photographe nous jauge. Nous sommes indignes de son objectif, il passe aux suivants. Bah, moi je nous trouve stylés pourtant. Alors non, je n’ai rien en commun avec les sosies de Kim Kardashian qui peuplent la boîte, pâle et rousse que je suis, dans mon short en soie noir. Alors oui, Reto et moi avons le double de l’âge des people locaux. Cependant, je nous trouve fière allure. Bah. Nevermind.


Le photographe revient sur ses pas et tire ostensiblement le portrait du couple à notre gauche. Il s’affaire autour de nous. Essaie-t-il de nous dire quelque chose? Il nous juge peut-être trop ploucs, ou trop vieux et il tient à nous le faire savoir, visiblement. Mais en revanche, nous avons le droit de dépenser notre fric allègrement, tant qu’on reste dans le coin sombre, là-bas.

Je tapote le bras du photographe et lui adresse un clin d’oeil. « Hey my friend! Whenever you’re ready… we’re ready.” Reto éclate de rire. Le photographe ne daigne pas nous répondre, et passe son chemin. Cependant une ombre incongrue vient se joindre à nous. Le photographe a donc appelé le vigile qui se poste derrière moi. Reto et moi sentons comme un froid. Vraiment, il vaut mieux ne pas faire de vagues à The Ocean.


« You need to go », nous dit la brute épaisse au bout de quelques minutes.

« Euh, we haven’t finished our drinks, sir” lui fais-je remarquer.

“You need to go”

“Well, no. YOU need to go... to the gym” ne puis-je m’empêcher de rétorquer dans un éclat de rire.

Je sais, je sais ce que vous allez me dire. Que ce n’est pas très glorieux de commenter ainsi le physique du monsieur. Que j’aurais pu la boucler. Oui mais non.

D’accord, d’accord, nous déguerpissons.

                                                                                       ***

Je papote avec la serveuse de mon bar préféré . Dans deux jours, je reprends l’avion. Déjà ! Reto est parti faire du surf à l’autre bout de l’île.

« So you’re going to the Ocean later then », me demande la serveuse. Je lui raconte ma mésaventure de l’autre soir. “Fuck that. They’re a bunch of douchebags. »

Bien vrai, ça. De vrais blaireaux. Mais bon, c’est la seule boîte de la cité.

“Well, just go early, security will not be in before 3 am anyway. He will not remember you.”

Pas con. Y aller tôt, et danser incognito.

A une heure du matin, la boîte est un peu déserte. Il n’y a pas de vestiaire, je confie ma veste à la barmaid, sympa. Dans mes poches, mes clefs, ma carte de crédit, en sécurité, je peux me concentrer sur la fête. Je me lie d’amitié avec des Hollandais. Ils font le tour des îles en bateau. Ils m'invitent à faire du snorkelling avec eux le lendemain. Je les quitte un instant pour rejoindre le bar. Je fends la foule qui est devenue dense et je passe commande.



Soudainement, une patte agrippe mon verre. Outrée, je ne lâche rien. C’est le videur de l’autre soir, bien sûr. Il en renverse partout. Par terre. Sur mes vêtements. Je suis furieuse.

« Well, I want a refund for that!”

Il ne décoche pas un mot, me fait valser comme un chiffon. Il me pousse violemment vers la sortie.

«I am not leaving without my jacket!”

Tu parles, j’ai beau résister, la brute, toujours sans mot dire, me boute hors de la boîte. Paniquée, je reviens à l’entrée. Il faut que je récupère ma putain de veste.


Ils sont deux maintenant, à me repousser sur la petite route. Je m’en prends plein la gueule. Je riposte. Je donne des coups avec ma petite pochette de soirée.


Les gens autour rigolent. Cela les fait marrer, une femme de 50 kilos molestée par un colosse. Visiblement je suis la femme par qui le scandale arrive. Une hystérique, c'est bien comme cela qu'on appelle les femmes comme moi? Les femmes qu'on doit calmer?


J'appelle la police. Bien, bien, ils arrivent. Sauf que je ne vois rien venir. Le cauchemar. Je dois récupérer mes affaires avant qu’elles ne disparaissent pour de bon. Le vigile me repousse de nouveau. Il y va plus fort. Les coups de pochette ont dû l'énerver. Il m’envoie valdinguer contre un banc. Je sens le choc du bois dans mes os. La violence est telle que je me pisse dessus. Mon haut est déchiré.

« No jacket » conclue-t-il.


Deux fois, je rappelle les flics. Je retourne devant la boîte. Bizarrement, cette fois, j'arrive à rentrer. Le vigile fait mine de ne pas me voir. Je récupère ma veste, mes clefs, le reste, je file. Je tremble de partout. Mes bras sont couverts de bleus, je suis un pantin déglingué qui peine à gravir les pentes de la cité.


Plus haut, je tombe sur mes amis les policiers! Ils étaient là tout ce temps! Je veux porter plainte. Je ne les trouve pas débordants de sollicitude à mon égard, bizarrement. Ils parlent en Grec, ça ricane un peu.

"Just so you know, I am recording you with my phone," leur dis-je.

"You're drunk" me disent-ils.

Certes, j'ai bu. Enfin, j’ai encore toute ma conscience. Si je suis sonnée, c’est plutôt par la violence de ce que je viens de subir. Et surtout, jusqu'à preuve du contraire, ce n'est pas un crime de boire. Il me semble même qu'une partie de l'économie de l'île est basée sur l'alcool qu'on vend aux touristes.

Se ficherait-on de ma gueule?

"It is not illegal to drink" leur dis-je.

However, I believe it is illegal to beat up a woman."

Ils ne répondent rien.


Au commissariat, même topo. j'ai beau leur montrer les marques sur mes bras, leur raconter la violence dans ses détails les plus crus, argumenter, on ne prendra pas ma plainte.

J'ai tort, donc. Je suis une femme de 40 ans, seule en vadrouille. Il aurait peut-être fallu que je me cantonne au yoga sur la plage. Carburer au Perrier. Et surtout, faire corps avec les murs. J'ai commis la faute de boire. De m’amuser. J'ai osé l'ouvrir face à la discourtoisie crasse dont je faisais l'objet. Et riposter quand je me faisais malmener. Visiblement, cela aura justifié qu'on me tape dessus et qu'on me confisque mes affaires. La morale dans tout cela ? Je repars. Qui vient avec moi?


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