Karma, sur les réseaux, m’interpelle. Elle a lu mon texte sur les rencontres en ligne, celui qui parle du ghosting, et des autres petits jeux à la con qui ont cours sur les applications de rencontre. Les nouveaux codes qui régissent la drague (pardon… le dating), l’accusé de réception qui se perd en route et la photo de l’interlocuteur qui se fait la malle, tout cela, elle connait bien. Mais ce que j’ai écrit l’a un peu laissée sur sa faim.
« J’aimerais savoir comment tu réagis, toi, quand quelqu’un te ghoste, ou qu’il te supprime de ses contacts» me demande-t-elle. Dans mon article, j’expliquais qu’il nous fallait répondre à l’indifférence par l’indifférence, et rester stoïque face aux déconvenues que l’on essuie toutes un jour sur ces applis. Je sens bien que Karma est dubitative. Ce n’est pas tant mon constat qui la chiffonne. Elle a fait le même. Sur internet, l’offre est devenue pléthorique, la concurrence est plus féroce que jamais, et nous sommes toutes susceptibles d’être remplacées d’un glissement de doigt, et réduites au silence grâce aux merveilles de la technologie. Mais ne pas s’émouvoir quand on nous éjecte du manège, hausser les épaules, se remettre en selle telle une amazone, elle n’y croit pas.
Un homme, une fois, l’a bloquée et cela lui a fait l’effet d’une mise à mort. « Réduire quelqu’un au silence en pressant un bouton, c’est comme écraser du doigt une fourmi » me dit-elle. J’avoue que ses paroles me secouent. Moi-même, il m’arrive de ghoster et d’être ghostée, mais je n’imaginais pas vraiment que cet acte pouvait avoir un tel retentissement, du moins quand la relation n’est que virtuelle et que l’on n’a pas encore décollé de l’interface de l’application pour aller se poser avec l’autre à la table d’un bar. Personnellement, je ne peux pas m’enticher d’un petit hologramme qui ne correspond peut-être pas aux projections que j’élabore dans ma tête et qui demain pourrait disparaître sans explication.
Ainsi, quand quelqu’un cesse de me répondre, je ne le prends pas trop personnellement. Je me dis qu’au fond, ce n’est pas vraiment moi qui suis rejetée, mais plutôt mon avatar. Je n’en veux pas à mon match s’il a rencontré une femme en chair et en os, et que son double flotte dans les limbes de l’application, désormais indifférents aux messages qu’il reçoit. Ou s’il est débordé de travail et ne prête plus attention aux notifications de son téléphone. La plupart du temps, à vrai dire, je ne me rends pas compte que l’on me ghoste, parce que moi-même je papillonne entre les profils, et que je croule aussi sous le boulot. Alors je suis toujours surprise quand un mec de tinder m’envoie des messages de dépit parce que j’ai arrêté de lui répondre. Je n’ai pas l’impression de lui devoir quelque chose, surtout si nous n’avons échangé que de maigres banalités pendant quelques jours.
Après tout, nous sommes des millions à circuler sur ces applications, nous commençons des dizaines de conversations, donc je comprends que la personne en face ait la flemme de s’expliquer à chaque fois qu’une ébauche de relation digitale tombe à l’eau. Certes, être notifiée de façon aussi laconique que nous avons cessé d’exister pour l’autre n’est pas agréable, cela peut même être vexant, mais je trouve que cela se défend. On évalue tous différemment les relations virtuelles et des comportements que certains trouvent abjects vont en laisser d’autres de glace.
En revanche, c’est une autre histoire quand on a sauté la barrière, et qu’on a noué une relation, qu’elle soit sexuelle ou sentimentale, sérieuse ou non, et je trouve qu’il est fort naze de disparaître sans mot dire. Quand j’étais gamine et que j’essuyais des déboires sentimentaux, je me posais mille questions sur les raisons d’un silence. Fallait-il y lire la peur de me blesser en m’annonçant la rupture? Ou bien était-ce de la lâcheté? Du mépris? Ou encore, l’expression de la volonté sadique de me faire souffrir en me faisant mijoter dans mes interrogations ? J’aimerais pouvoir dire à Karma qu’avec l’âge, ma peau s’est cuirassée et qu’elle est devenue complètement impénétrable aux affronts que l’on peut m’envoyer à la gueule. Mais ce ne serait pas vrai. J’aimerais pouvoir lui dire que quand un mec que j’ai vu, revu, embrassé, avec qui j’ai couché, fait le mort, cela ne m’affecte pas. Mais ce serait mentir.
Certes, je me suis endurcie avec l’âge, et désormais, je mets un point d’honneur à expulser mon ex-crush de mon cerveau. Il est hors de question de me laisser abattre par un vaurien sentimental qui mettrait un terme à une relation, aussi modique soit-elle, par le seul biais de son silence. Je refuse de me lamenter, de soupirer, de ruminer pour quelqu’un qui me manifeste du mépris. Je le concède, l’exercice n’est pas facile et je dois parfois me faire violence pour me détourner de ma déception, je m'active, je passe à autre chose. Moving on... C’est une question d’entraînement, sans doute. De volonté également. Mais surtout d’orgueil, Je me débrouille, mais je ne veux pas "faire ma meuf", pour reprendre l’adorable expression qu’un de mes amis avait utilisé un jour pour m’expliquer qu’il était tombé amoureux de son plan cul, qu’il avait confessé ses sentiments malheureusement unilatéraux, et qu’enfin, il avait souffert. J'avoue que ce soir-là, j'ai eu un peu de mal avoir de l'empathie pour mon ami, tant son expression m'a parue misogyne et faisandée.
Intéressant, n’est-ce-pas, de constater qu’aujourd’hui encore, on associe la féminité à la sensibilité et à la vulnérabilité, dont les hommes pourraient ainsi abuser pour prendre ce qu’il y a à prendre et dégager. Comme si les sentiments étaient « réservés aux meufs » et qu’un homme ne pouvait pas lui-même souffrir ou pleurer par amour. Au cours de ma vie, j’ai pourtant croisé un paquet de mecs sentimentaux, tendres, pas forcément conquérants. Il faut d’ailleurs croire que ça ne me déplait pas tant que cela car je suis sortie avec un certain nombre d’entre eux.
De la même façon, moi qui ne me considère pas comme une grande romantique, et qui me sens forte et capable, cela m’agace prodigieusement qu’on me coche ces foutues cases par défaut parce que je suis une femme. Sentimentale. Fragile. Nunuche. Ainsi, je suis blasée quand sur les applications de rencontre, mon interlocuteur m’avertit d’emblée de son indisponibilité émotionnelle ou sentimentale. Je suis forcément une femme assoiffée d’eau de rose, prête à mettre le grappin sur n’importe quel mec potable qui voudrait de moi alors que lui, le mâle, il veut du cul, du cul, du cul. Pigé ?
Bien… J’en entends déjà qui protestent avec cette satanée litanie qui revient en boucle: « Tu ne peux pas nier que la plupart des femmes cherchent à se caser alors les hommes veulent surtout coucher, si ? » Je vous réponds que selon moi, il s’agit davantage d’un ressenti qui vient renforcer nos stéréotypes et qu’il est difficile d’établir des statistiques sur les désirs des uns et des autres [1]. J’ajoute que s’il y a effectivement beaucoup de femmes qui recherchent la stabilité d’une relation, ce n’est pas pour autant qu’elles vont se mettre à la colle avec le premier venu. Ainsi, aux tombeurs autoproclamés qui sévissent sur les applis, j’aimerais dire qu’il est inutile de nous prévenir d’emblée que vous n’êtes pas dispo pour le mariage, car ce n’est peut-être pas le projet que nous avions pour vous à la vue de votre profil.
Enfin, à force de s’entendre répéter qu’elles appartiennent au sexe faible, à celui qui pleurniche, il ne faut pas s’étonner si les femmes réagissent en prenant le contrepied du rôle qu’on leur assigne et qu’elles virilisent leur comportement, parfois en se réappropriant les codes de la masculinité toxique et crasse. Elles aussi, elles veulent du cul, du cul, du cul. Elles se cassent sans rien dire après avoir fait leur petite affaire. Elles n’en ont plus rien à battre. Elles ghostent, elles bloquent. Elles jettent. A ce petit jeu, c’est à celui ou celle qui en aura le plus rien à foutre, en fait.
J’avoue que moi aussi, j’ai chopé les tics de la masculinité toxique, à force. L’époque nous y encourage : surjouer l’indifférence et le détachement est valorisé, et puis il y a toujoursun cowboy un peu con dans les parages pour vous pousser à la surenchère. En moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, on devient soi-même un gros connard. Cependant, récemment, deux ou trois évènements fâcheux ont un peu ébranlé ma superbe et ont réveillé ma conscience. J’ai 40 piges, merde, et j’ai largement atteint l’âge de raison. Il y a quand même un problème d'immaturité dans la façon de gérer nos relations. Je pense que quand le laid devient la norme, la sagesse que me confère mon âge canonique doit me permettre de faire preuve de discernement. Alors, même si je réfute le cliché de la meuf lacrymale, je ne veux pas non plus me muer en mâle toxique pour donner le change. Non, vraiment, je préfère soigner mon Karma.
[1] A ce sujet, je suis en train de l’ire l’excellent livre de Susan Faludi, Backlash, qui parle de la façon dont les médias ont véhiculé des histoires dont les fondements scientifiques étaient tout à fait inexacts pour effrayer les femmes qui avaient conquis de nouveaux droits et de nouvelles libertés, et les convaincre de bien fermer leur gueule et de retourner à leur rôle de mères au foyer. Faludi démontre à quel point il est facile de lancer des rumeurs, qui, relayées par les médias et répétés par les masses, s’enracinent dans nos cerveaux. Quant à moi, je suis allée cherché du côté de l’INSEE. Dans 70% des cas, ce sont les femmes qui demandent le divorce. Et sur l’ensemble de la population, 61% des femmes sont en couple contre 67% des hommes. Comment explique-t-on ce surnombre? Je ne crois pas avoir eu vent de mariages forcés dans la gente masculine en France, et si ces hommes sont casés, j’espère pour eux que cela émane bien de leur désir...
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