Qu’on les laisse crever, ces Français inconscients et égoïstes qui sortent dans la rue alors que nous sommes en pleine épidémie. Quel manque de civisme. Quelle idiotie. L’instagrameuse éructe, l’instagrameuse tempête. Elle harangue ses followers sur son perchoir digital: si les gens veulent sortir, qu’ils signent une décharge déclarant qu’ils ont compris que leurs échappées se feront à leurs risques et périls. Et qu’ils clabotent comme des chiens s’ils chopent le virus.
Du coup, j’hésite. Mon frigidaire est vide. J’ai bien fait des courses lundi matin, mais je n’ai pas voulu céder à la panique. J’ai écouté les appels à la raison et fait mes commissions avec mesure. Mais nous sommes vendredi et mes repas deviennent monotones, grande est l'envie d’améliorer ma pitance.
Je recopie donc la fameuse dérogation qui m’évitera l’amende, je prends mon sac et je pousse la porte de mon appartement. Dehors, il fait beau, je suis assommée par les rayons du soleil. La semaine dernière encore, il faisait froid. La tête me tourne. Il y a des gens dans la rue. Quelques passants. Je croise un coureur. Une vieille dame ploie sous le poids de ses sacs à provisions. Je me surprends à faire des écarts dans la rue, j’essaie de maintenir entre moi et les autres la distance désormais réglementée. La nervosité raidit mes mouvements et pourtant je savoure cette sortie qui d’ordinaire m’aurait semblée bien prosaïque. Je me suis maquillée, je me suis parfumée. Cela me fait du bien, car j’ai vite lâché l’affaire dans les confins de mon salon.
Une passante me double, nos regards se croisent. Elle a mon âge ou presque et elle marche vite, les cheveux relevés en queue-de-cheval, lunettes sur le nez. Elle porte un jogging ample et me dépasse à grandes foulées. Je lui esquisse un sourire mais elle m'adresse un regard orageux. Elle est déjà au bout de la rue. Elle me lance par-dessus son épaule une ultime œillade noire et réprobatrice.
Je me sens honteuse et agacée à la fois. Son courroux m’accompagne tandis que j’expédie les courses. Peut-être m’a-t-telle prise pour une badaude en goguette, sortie grappiller les rayons du soleil. Aurait-il fallu que je sorte vêtue de mon accoutrement de quarantaine pour qu’elle juge mon déplacement régulier? M’estime-t-elle illégitime sur ce trottoir parce que mon pas est moins rapide que le sien ? J’aurais peut-être dû sortir la peinture de guerre. Afficher une mine de circonstance. Ne pas sourire. Me mettre comme elle en mode vénère.
Car la colère s’est répandue comme une traînée de poudre ces jours-ci. Elle tonne dans l’air, dans les media, sur le web, à la télé. Tout le monde engueule tout le monde, et jetterait bien la pierre à la gueule de son prochain. Les provinciaux pestent contre les citadins qui viennent contaminer leurs campagnes. Les citadins pestent contre les ruraux qui se baladent sur les plages. Les Parisiens pestent contre les Parisiens. Et qu’est-ce qu’il fout encore dehors, celui-là, à s’aérer dans le square? On s’exprime à coup de réseau social et de post rageur sur ce qu’il faut faire, ne pas faire. Le crétin, l’inconscient, l’incivique, le danger, c’est l’Autre.
Chacun se pose en expert de ce qu'il faut ou ne faut pas faire et l'assène de façon plus ou moins péremptoire. Je trouve pourtant qu’il est difficile de s’y retrouver. Les discours changent à la minute, se contredisent et s'entrechoquent. Il y a seulement un mois, des scientifiques de renom nous assuraient dans un sourire que le confinement et la fermeture des frontières étaient « des mesures archaïques et inefficaces* » à la télévision publique. Que l’Europe, ce n’était pas la Chine et que ces décisions n'auraient aucun sens ici. Aujourd'hui, courir autour du pâté d'immeubles pourrait pourrait semer la mort . Il y a de quoi déboussoler. D'autant qu' il n'y a toujours pas de consensus entre les pays qui hésitent sur la marche à suivre, entre confinement total, confinement partiel, dépistage systématique, immunité collective. Le temps de publier cette page, et d'autres nouvelles seront peut-être venues bousculer ce que l'on sait.
Alors il faut suivre, se mettre à jour. Ceux qui percutent avec un temps de retard, et font un pas de travers (ou mettent un pied en dehors de leur studio) seront désormais lynchés. Lapidés sur les réseaux. Et ces parents avec leurs gosses sur des vélos, ces couples main dans la main dans les rues de la capitale.... Qu'est ce qu'on fait? On sort les pierres? On les caillasse?
Jusqu'à nouvel ordre, les sorties liées à la garde d’enfants sont autorisées. Les virées en couple, tant qu'elles restent ultra-locales, ne sont pas encore sanctionnées. Pas encore.
Peut-être que cela changera. Mais pour l'heure, rangeons nos petits poings vengeurs. Certes, l'avenir demeure incertain. Certes, on va probablement tous mourir et il est tentant de passer ses nerfs sur le voisin. Alors oui, les gens déconnent. Les politiques déconnent. Les institutions déconnent. Mais peut-être faut-il que l’on prenne tous une grande inspiration parce que le confinement risque de durer encore quelque temps.
* La propagation du coronavirus - Frédérick Keck et Anne-Claude Crémieux / 28 minutes / ARTE 25/02/2020
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