Mon ami Miso a le seum ce soir. Il est triste, penaud. Demain, il aura la rage. Est-ce que je peux l'aider, le coacher, le relooker ? Est-ce que je peux le sauver ? Pourquoi tout le monde lui dit non ?
Même les moches secouent la tête. Même celle-là là-bas, le cul à trente centimètres du sol, lui a gentiment fait comprendre que ce n’était pas possible. Il en vient à trouver toutes les filles jolies, tellement il est en chien. Mon ami Miso me fait de la peine. Pourtant, il pense que je ne peux pas le comprendre. Alors, il fraternise avec le mec qui me saoule depuis tout à l’heure. « Allez, une petite danse, pour moi. Un petit strip !» me lance le type. Mon ami rigole. Ben quoi… Au moins, j’ai du succès. Je ne vais pas me plaindre, en plus ?
Lui, il aimerait bien se faire draguer. Tout, plutôt que l’indifférence.
Ô, mon ami Miso, peut-être l’ai-je pensé moi aussi, car j’ai connu des traversées du désert. J’ai été grosse. J’ai eu les cheveux courts. Je n’ai pas toujours maîtrisé les codes de la féminité. On m’a parfois ignorée, ri au nez. On m’a pincé le gras des hanches, traitée de camionneuse. Il m’est arrivée de disparaître dans l’ombre de mes amies et je sais à quel point il est cruel de perdre à ce jeu, ou d’être disqualifiée d’office parce qu’on ne correspond pas aux canons en cours. Maintenant que j’ai 44 ans, je devrais m’estimer heureuse que l’on me drague encore, même lourdement. Non ? On m’a tellement répété qu’une femme se fane quand un homme se bonifie, c’est un miracle sûrement.
Pourtant je m’indigne : « Je devrais me réjouir qu’on me traite comme une pute, donc ?»
Tu vois, j’ai cessé de croire que les remarques graveleuses valaient validation et que se faire harceler était gratifiant. D’ailleurs, je doute que ce soit ce genre d’expérience que tu appelles de tes vœux… En vérité, ce que tu veux toi, c’est que les femmes répondent favorablement à tes avances. Oui, tu veux pouvoir séduire, consommer, et passer à la suivante. Tu aimerais disposer de ces corps qui s’agitent dans cette boîte idiote. Tu es frustré parce que cette société ne tient pas les promesses que tu penses qu’elle t’a faites. Tu enrages de perdre au jeu, mais tu ne veux pas changer les règles, au fond.
Console-toi, Miso mon ami : moi aussi je perds et ma situation n’est pas plus enviable que la tienne. Tu ne tiendrais pas deux minutes dans mes pompes à talon. Les compliments intempestifs, les mains au cul, les manifestations brutales d’un désir unilatéral te seraient bien vite insupportables. Paradoxalement, peut-être que quand tout se sera tari, cela me fera bizarre. Regretterai-je alors l’attention -même lourdingue - que me portaient les hommes ? Peut-être, puisqu’il parait que la valeur des femmes est égale à leur beauté et leur jeunesse, que sans cela elles ne sont rien, rien, et que j’ai été, malgré moi, conditionnée à le penser.
Ô mon ami Miso, comme je suis fatiguée! Je n’ai pas envie de me lever.
Dans le lit, je m’étire. Victoire est déjà habillée, elle s’active, avec la vigueur de ses vingt-cinq ans. Je l’ai rencontrée dans un bar un soir, et nous sommes vite devenues amies. J’aime son énergie, moi qui en ai moins, désormais. Victoire et moi sommes en vacances en Espagne. C’est le mois d’août, le soleil brûle. Nous allons à la plage, nous sillonnons la côte. Hier soir, nous nous sommes promenées sur le port. Nous avons croisé une bande de Français, venus comme nous se dorer la pilule dans ce coin blindé de touristes. Nous avons discuté avec eux
quelques minutes, avant de mettre le cap vers un bar un peu excentré. L’un des types a décidé de nous suivre. Il était grand, corpulent. Sa chemise entièrement ouverte offrait son torse rouge à la vue de tous. Il a laissé ses amis s’éloigner et a décidé de marcher à nos côtés. Nous lui avons dit que nous avions des projets ce soir, que nous voulions être tranquilles toutes les deux, mais il a continué de nous imposer sa présence. Puis, les obscénités ont jailli de sa bouche. Il nous a balancé à la gueule les images que lui évoquaient nos corps, tout ce qu’il avait envie leur faire. Nous avons marché plus vite, encore plus vite jusqu’à ne plus savoir où nous allions. Les passants que nous croisions ne nous prêtaient aucune attention. Les têtes se détournaient sur notre passage. Finalement, nous nous sommes retrouvées seules face à l’eau du port, avec cet homme qui nous agonissait d’injures, et je me suis dit qu’il allait falloir courir.
Je regarde Victoire. Elle remplit une bouteille d’eau, se prépare un thé.
« C’était chaud, hier soir » lui dis-je en replongeant la tête dans l’oreiller.
Elle acquiesce en haussant les épaules.
« Faire 2000 kilomètres pour venir jusqu’ici et se faire courser par un Français… » remarque-t-elle dans un ricanement. Je me revois à son âge, quand moi aussi, je pouvais encore feindre de trouver ça drôle, quand je pouvais rouler des yeux et rire au nez du mec qui me traitait de sale pute ou de celui qui surgissait d’entre deux voitures pour me montrer sa bite. HA HA au nez du patron et de ses propositions graveleuses. HA HA HA au type de la rue glissant sa main entre mes jambes. HAHAHAHAHA : le rire pour montrer que j’étais la plus forte et que je n’allais pas me laisser abattre. Mais là, j’en ai ma dose de toutes ces conneries. Fini de rire. Cela fait plus de trente-cinq ans que je subis, oui trente-cinq ans, si je compte bien, puisque la première fois que l’on m’a agressée sexuellement, j’avais huit ans.
Et je prends cher, aujourd'hui encore , car je n’ai jamais renoncé à sortir, à voyager, à circuler librement. Or il est clair que de se mouvoir dans l’espace public quand on est une femme a un prix. Et ce matin, dans le lit, en regardant Victoire s’activer, je sens passer la facture. Moi qui me targue d’être forte, résiliente, qui d’habitude digère plutôt bien la haine qu’on m’envoie à la face, je me sens plombée, comme si la somme accumulée de toutes ces agressions me maintenait maintenant clouée au lit. Non, je ne digère plus et peut-être n’ai-je jamais rien digéré, en fait : toutes ces merdes que je pensais dissoutes se sont, au mieux, sédimentées et voilà que je pèse cent tonnes, que je pèse mille tonnes. Il est hors de question que je sorte affronter le jour.
« Allez » me dit Victoire. « Lève-toi. »
Je souris. L’ami de Miso est plutôt sympathique. Je ne le connais pas très bien, il est aimable, sympathique, et je me sens parfaitement en confiance quand, au milieu d’une conversation anodine sur les prix de l’immobilier, il me demande brusquement si moi aussi je pense que tous les hommes sont …. Il ne finit pas sa phrase, et me regarde, goguenard. Il blague, il plaisante, avec sa question qui tombe comme un cheveu sur la soupe, et je réponds donc du tac a tac : oui, évidemment, les hommes sont tous les mêmes. Il n’y en a pas un pour rattraper l’autre, ha ha ha. Raté. Il ne plaisantait pas, il ne plaisantait pas du tout même et il tourne les talons furieusement, parce qu’il sent que « cette conversation va [le] saouler ». Je suis pantoise : je ne m’attendais pas à être ainsi sommée de donner mon opinion séance tenante par un chantre de #notallmen en embuscade.
Pourtant, si j’avais eu le loisir de développer et de nuancer ma réponse, j’aurais tenté de dissiper le malentendu qui semble crisper un certain nombre de mecs, en commençant par l’ami de Miso… Non, tous les hommes ne sont pas foncièrement mauvais. Non, tous les hommes ne sont pas des porcs, ou des violeurs. En revanche, tous les hommes naissent dans une société faite par les hommes, pour les hommes. Ils grandissent en apprenant que le masculin l’emporte sur le féminin, que les femmes sont fragiles, sentimentales ou vénales, quand les hommes ne pleurent pas, qu’ils sont valeureux et puissants. Ils sont façonnés par cette vision binaire des genres qui valorise la virilité et nous apprend à mépriser le féminin et je ne les trouve pas toujours très prompts à remettre cela en question. Non, tous les hommes ne sont pas misogynes, mais la misogynie, elle, est partout pourtant. Et comme les distants passants sur le port espagnol, les hommes pensent que ce n'est pas leur problème.
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