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  • Photo du rédacteur Claire Brull

La Vieille et la Bête

Dernière mise à jour : 4 oct. 2021


« Je crois que je fais un blocage sur ton âge ».

La phrase qu’il me décoche me stupéfait. J’ai trente-sept ans, lui trente-cinq. A cet instant, je comprends que les deux années qui nous séparent pèsent bien plus lourd dans sa balance que les quelques mois que nous avons passés ensemble à rire, parler, baiser. Il y a quinze secondes encore, j’étais amoureuse. Maintenant, mon sang vire à l’âcre et me corrode les veines. Il se tait, je le regarde. Nous sommes nus dans le lit. J’ai un peu plus de seins que lui, quand même, mais beaucoup moins de vergetures. Des capitons obstinés s’agrippent à ses hanches, à son ventre, malgré la perte de poids drastique dont il m’a maintes fois parlé. « Il y a dix ans, j’étais gros » m’a-t-il souvent dit. « Je m’en fous » lui ai-je inlassablement répété. Il se lève. Il est grand, ce qui fait qu’on ne voit pas trop sa calvitie.


Je l’ai rencontré lors d’une soirée d’ennui à traîner dans l’un de ces bars à salsa qui peuplent le quartier de Montparnasse. L’endroit était désert, et lorsqu’il m’a invitée à danser, j’ai surmonté la légère répulsion que m’inspirait sa personne pour prendre sa main, rapprocher ma tête de la sienne, et exécuter les pas en rythme. Nos corps se sont trouvés sur la musique. Ce fut la première surprise : être dans ses bras était agréable. Nous avons continué à danser. Puis nous avons pris un verre, et l’heure a filé. Finalement, il n’était pas si mal. Cultivé. A bien y réfléchir, il était sexy. Ce soir-là nous avons fait l’amour.


C’est ainsi que cela se passe, non ? On la connaît toutes, l’histoire : on roule une pelle au crapaud et il se mue en Brad Pitt. La bête parle, la bête plaisante. Tiens, j’aime bien son sens de l’humour. Surprise, nos sensibilités s’accordent. Et bim ! La bête devient beau gosse. En ce qui me concerne, cette formule a fait ses preuves, encore et encore : je connais bien ce point de bascule, quand celui qui vous parle se met à briller d’une lumière intense et vous éblouit au point qu’on ne voit plus le pif d’aigle ou les épaules tordues. Bientôt, on veut embrasser ce nez aquilin, enfin ce nez un peu fort. Allez, ce nez noble.



« Je ne pourrais pas coucher ou sortir avec une moche. Je ne suis attiré que par les belles. » Cette phrase abjecte, je l’ai souvent entendue dans la bouche de mes potes. Visiblement, le point de bascule, la lumière stellaire, le potentiel de la grenouille sont des concepts étrangers à ces esprits masculins. Cette phrase, mon ancien gros au corps tigré et sensuel me l’a dite aussi, quelques semaines après notre rencontre. Sur le moment, je n’ai rien su lui répondre. En surface, je me suis sentie flattée. Voilà qu’il me mettait dans le même sac que les jolies filles, moi qui ai toujours été archi-complexée par mon physique. Je me suis également sentie mal à l’aise pourtant: heureusement pour lui que je n’appliquais pas ce principe idiot. Finalement, je décidai de ne pas trop ruminer ce compliment pernicieux, qui aurait pourtant dû m’alerter : ce mec était superficiel, et le revendiquait crânement. Et pour couronner le tout, il était aussi terriblement exigeant, puisqu’en plus de ne pouvoir se projeter qu’avec des filles belles, il fallait qu’elles soient jeunes. Bref, j’avais été flouée par un moche, et je me sentais aussi minable que si je m’étais infligée l’intégrale de Houellebecq.


« Par contre, il y a quand même un truc de dingue entre nous. J’adore ton corps. J’adore faire l’amour avec toi. » Bien joué, gars. Bravo. Vraiment, finement amené, hein… mais trop tard. Oui, il y a quinze secondes encore, j’étais amoureuse mais désormais les paroles qui sortent de ta bouche coassent affreusement à mes oreilles, et j’aimerais juste que tu fermes ta grande gueule. Que veux-tu : je suis scorpion ascendant scorpion. Peut-être n’as-tu pas remarqué la gigantesque dague que je me suis tatouée sur la poitrine… Je te souris et je me rhabille sans rien dire en pensant que mon corps à poil, tu n’es pas près de le revoir. Oui, oui, il faut que je file. Non, non, je ne suis pas vexée. Ne t’inquiète pas, on se parle plus tard. Dans tes rêves. Mais là, je dois y aller, j’ai mon ego à réparer.


« Normal. Banal même. » Simon a toujours les mots qu’il faut... « La grande majorité des hommes recherchent des compagnes plus jeunes qu’eux. » « Mais il ne veut pas d’enfant. » « Ca ne change rien. C’est dans nos gènes. »

Donc, si je comprends bien, la capacité à se laisser éblouir par l’autre en dépit de l’âge ou du physique serait l’apanage des femmes. La magie pourrait opérer sur moi, pauvre femelle, mais l’inverse relèverait de l’aberration biologique.


« C’est vrai, ces conneries ? » demande-je à Simon, de moins en moins dubitative.

« Authentique » me répond-il dans un petit rire.

Mon ami se repaît un peu trop de mes mésaventures à mon goût. Seulement, j’ai beau chercher des contre-exemples histoire de lui clouer le bec, les couples dans mon entourage confirment plutôt ses dires. Lui-même, bien que gros galérien de l’amour, ne sort qu’avec des jeunes. Les quelques meufs qu’il parvient à séduire et qui le larguent au bout de deux minutes ont facilement dix ans de moins que lui.

« Super. Et je fais quoi du coup ? » « Accepte ta condition de femme et sors avec des vieux. »

«Ha ha. Tant qu’on en est à ces sinistres calculs, je n’ai qu’à faire un combo : je me trouve un mec vieux et moche.»

« C’est une idée. »


Je sors de cette discussion parfaitement indignée. Pourquoi devrais-je être la seule à me focaliser sur les qualités d’âme, sur la personnalité de l’autre, tout en sachant que dans l’équipe adverse, c’est le physique et la jeunesse qui priment ? Est-ce cela la moralité de l’histoire ? Vraiment, c’est une fable que je goûte assez peu, et je décide sur le champ que je ne sortirai plus qu’avec de ravissants idiots et des blonds évaporés. Les mois qui suivent, c’est donc avec une facilité déconcertante que je m’enroule autour du cou d’hommes jeunes et beaux et forts. S’il est vrai que ceux de mon âge ne me remarquent que peu ou prou, occupés qu'ils sont à lorgner mes congénères en fleur, les petits mecs de vingt-cinq ans se montrent étonnamment réceptifs à mes charmes de femme mûre. C’est avec entrain que je me pends à leurs biceps d’acier, que je caresse leurs muscles d’airain, que je tâte leur peau élastique et rebondie. Je vis des histoires, souvent légères, mais parfois plus sérieuses. Je me rends compte finalement, qu'à un jeune âge, on peut avoir la tête sur les épaules, et être doté d’un esprit vif dans un corps frais. Brigitte, avant moi, l’a découvert : la maturité n’attend pas toujours le nombre des années.

Les mois passent, l'été arrive, mon ego va mieux. Un soir, je me retrouve avec des amies dans un de ces clubs clinquants auxquels on n’accède théoriquement qu’avec une carte de membre. La fête bat son plein, nous sommes ivres de nous être ainsi infiltrées au milieu de ces mondains en goguette. Au bar, un homme m’alpague et me paie verre sur verre. Il est grand, stylé, et concède quarante ans. Je n’y crois pas une seconde. Il finit par admettre qu’il en a cinquante-deux. Nous nous revoyons, j’apprécie sa compagnie. Nous rigolons bien ensemble. Il a un peu la tête de Justin Bieber qui se serait pris trente ans dans la gueule. Quand il est nu, son épiderme plisse, il a dû prendre pas mal le soleil. Un antique tatouage bave un peu sur un pectoral qui jadis devait fièrement saillir. Enfin, il fait du sport, on voit qu’il lutte, et je trouve cela mignon. Peu importe, de toutes façons, je me sens qui bascule, je le vois qui commence à briller. Nous sortons souvent, nous nous présentons nos amis. Nous partons en week-end. Nous discutons sans temps mort, il est agréable de l’écouter. Nous sommes à la terrasse d’un café. Le soleil brille gentiment et nous chauffe les bras. Il me parle d’une de ses anciennes copines, avec laquelle il avait failli se marier. Elle était conne au final, mais bon, elle était vraiment sublime. « De toutes façons, je ne peux sortir qu’avec des belles», conclut-il.


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