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  • Photo du rédacteur Claire Brull

Peut-on être féministe et écouter du rap miso?

L'avis d'une vieille meuf


" Vous pensez qu’on peut être féministe et écouter du rap sexiste?"

Et bim, voilà un cours d’anglais qui prend une tournure inattendue. Ca ricane pas mal dans les rangs, surtout du côté des mecs, mais l'étudiante qui a posé la question attend ma réponse sans ciller. Ça sent la dissonance cognitive à plein tube.

"Stereotypes", "family duties", "sexism" : nous avons passé l'heure à réfléchir aux causes des inégalités salariales et si les étudiantes se sont investies pour creuser le sujet, les garçons, eux, n'ont eu de cesse de faire des blagounettes destinées à montrer que ces problèmes, en vrai, ils s’en battent les couilles. J’hésite quelques instants en regardant l’étudiante. Je pourrais botter en touche et la reprendre : « In English, please ! ». Oui, je pourrais exploiter cette interrogation à des fins pédagogiques, et remettre le cours sur les rails. Mais je vois bien que la question, venant d'une étudiante d'ordinaire si discrète, est sincère et que l'étudiante attend que je prenne franchement position. La faire galérer là maintenant dans la langue de Shakespeare, ce ne serait pas fair play.


Alors, selon moi, peut-on être féministe et écouter du rap miso ?

«Personnellement, je n’aime pas trop me faire insulter, fût-ce en musique.»

«Vous ne pensez pas qu’on peut faire abstraction des paroles, même si on aime la chanson?"

«Peut-être que certaines y arrivent. Moi, non.»

Ma réponse à l’étudiante est plutôt pondérée par rapport à ce que je pense réellement. Si j’osais lui dire le fond de ma pensée, je lui avouerais qu'il m'arrive de zapper certaines chansons de Shakira parce que je les trouve confondantes de servilité ( eh oui : chacune son seuil de tolérance…) Alors les couplets sexistes et les tirades anti-meufs de certains rappeurs (ou chanteurs), je ne vois pas pourquoi je soumettrais mes oreilles à une telle épreuve... De toutes façons, ces refrains, je les connais par cœur. Cela fait 43 piges que j’évolue sur cette terre, et depuis ma prime jeunesse, on me les a déjà chantés sur tous les tons. Je ne les apprécie pas plus maintenant qu’avant et je ne comprends pas cette complaisance envers le sexisme. Après tout, on ne tolère pas le racisme dans les chansons à la radio (et encore heureux !) Le sexisme, en revanche, il faut croire que cela passe crème. Personnellement, j’ai un peu de mal à piger quel plaisir une féministe (ou n’importe quelle femme, d’ailleurs) peut trouver à écouter des paroles qui ridiculisent, insultent ou infériorisent son genre. Enfin, loin de moi l’idée de brimer la liberté des un.e.s et des autres. Comme dirait mon honorable grand-mère : « Chacun est libre»


La sonnerie retentit et les étudiants quittent la salle. Au passage, j’entends deux petits plaisantins scander des morceaux choisis de gros rap qui tâche. Ma réponse, pourtant diplomate et mesurée je trouve, a peut-être offensé leurs petits coeurs d'aficionados. Je sais qu’il faut y aller mollo, quand on émet une critique sur le rap, tant ses adeptes sont prêts à monter au créneau avec véhémence pour défendre la sacro-sainte liberté d’expression, et le droit de nous traiter de putes. Il y a quelques années, par exemple, je me suis ainsi fait méchamment larguer par mon copain de l’époque pour avoir osé critiquer Orelsan et sa fameuse chanson Saint-Valentin. Le gonze prétendait, je le cite, que la fiction "parfois violente

contestable, gratuite, écoeurante, sert un propos et peut devenir une base de discussion." Je ne vois pas bien quelle discussion ce genre de chanson pouvait nourrir. Tuer une femme, c’est mal ? Merci, on avait bien besoin de ce tube pour ouvrir les yeux, sans doute. En l’occurrence, la discussion entre lui et moi a tourné court puisqu’après un échange houleux sur la question, nous ne nous sommes plus jamais adressé la parole.


Alors soit, admettons que ces rappeurs jouent un rôle, qu’ils adoptent une posture ironique. Admettons qu’ils ne soient pas vraiment misogynes, ou sexistes, non, non, non ! Voilà, ils débitent leurs ritournelles juste pour se faire mousser. C’est un jeu ! Oui, un jeu de mecs, codifié, destiné à.. à… à quoi au juste ? Y aurait-il un but cathartique ? On s’empare des codes de la masculinité toxique, on joue au gangsta qui fait chialer les filles, qui fait baver les filles, qui fait crever les filles et une fois bien défoulé, on sort tout propre, tout doux de la machine ? Eh bien, je ne suis pas convaincue. Pas du tout. En outre, on ne peut pas sous-estimer le pouvoir prescriptif de ces rappeurs auprès de leurs fans.


« De toute façon, on n’a que le foot ou le rap pour s’en sortir ». Cette phrase, je l'ai entendue dans la bouche d'un élève de quatrième, lorsque j’enseignais encore au collège. Les autres avaient acquiescé en choeur. Ah, le rap, ce graal ultime ! Il m’est difficile de croire alors que mes élèves, et les jeunes fans en général, puissent prendre beaucoup de recul par rapport aux discours véhiculés par les hérauts de ce genre musical. On se construit avec les modèles dont on dispose et ces rappeurs qui viennent des mêmes banlieues que ces jeunes offrent une proximité trompeuse. Ce sont des figures auxquelles ils peuvent plus facilement s’identifier. Le rappeur, modèle de réussite ? Sans aucun doute. Et quel modèle ! Etre blindé aux as, rouler en Merco et cracher dans la gorge d’une pute à cent cinquante euros*, ça, c’est du projet ! Enfin, ce n’est pas comme s’il y avait urgence à éduquer les garçons afin que cessent les discriminations, les agressions, les féminicides. Mais ça, les rappeurs s’en battent les couilles. Ils sont là pour faire de la thune et devenir célèbre. Et puis le féminisme, c’est un problème de gonzesses. Non ?


« Attends, mais c’est sa liberté d’expression. C’est sa liberté d’artiste. » Alexia a 25 ans, de longues mèches brunes qui flanquent son joli visage pointu, et une opinion sur la question. C’est l’amie d’une amie, et nous sommes attablées au bar du coin. Il s'agit d'Orelsan, une fois de plus. Elle récite sans faillir un couplet que j’ai déjà entendu cent fois. « Sale Pute, par exemple, c’est de la pure fiction. C’est l’histoire d’un mec qui a la haine de s’être fait larguer. Il s’exprime avec excès, mais c’est aussi ça, l’art ! » Qu’est-ce que je peux répondre à Alexia ? Elle a choisi son camp. Manifester sa solidarité envers le rappeur bafoué, ou envers tous ces misogynes swag, c’est peut-être le moyen qu’elle a trouvé pour s’approprier un peu de cette virilité tant célébrée et échapper à sa triste condition de femelle. Peut-on lui en vouloir ? Notre genre est tant méprisé, et je peux comprendre que certaines veulent s’en distancier en pactisant avec ceux qui nous conspuent. Qui veut être associée aux chialeuses, aux hystériques et autres michetonneuses ? Malgré tout, je ne pense pas que d’écouter Kaaris, Booba & co en boucle lui fera pousser la proverbiale paire que peut-être elle convoite.


Enfin, la dernière - ok, la seule - fois où j’ai discuté avec un rappeur, ce fut assez édifiant tant ses propos étaient caricaturaux : nous avons d'abord devisé au sujet des féministes américaines (« des hystériques »), puis des rappeuses qui tournaient en boucle sur ma playlist («Ouais, si je vais à Miami avec du fric, elles font toutes la queue pour me sucer ») et enfin, d’Alice Coffin dont le livre, le Génie Lesbien, traînait sur ma table basse. « Elle est complètement tarée, cette gouine !» Je lui ai rétorqué que je trouvais ses thèses intéressantes et très sensées. Pour rappel, la journaliste avait suscité la polémique en expliquant qu’elle avait décidé de ne plus lire de livres écrits par un homme, afin de promouvoir le travail des femmes. A l’époque, beaucoup l’avaient traitée d’extrémiste et de misandre, et l'avaient accusée de vouloir boycotter les hommes mais bien peu de gens s’émeuvent du fait que les hommes, justement, font exactement cela. L’entre-soi masculin est la norme, que ce soit dans le cinéma, la littérature, ou la peinture, et dans ces milieux, les femmes ont de tout temps été ignorées ou invisibilisées. Sinon comment expliquer que seulement deux femmes aient reçu le prix Goncourt ces vingt dernières années ? Je le rappelle au rappeur indigné qui éructe dans mon salon et j'en profite pour lui faire remarquer que le rap français est une bonne illustration de ces mécanismes. Le reste de la conversation est un peu flou dans mes souvenirs. Je me souviens juste que l'artiste courroucé a fini par claquer la porte en me traitant de « vieille meuf ». Je trouve pourtant que c’est lui qui semble être coincé dans le passé. On est en 2022, et on a désormais les moyens, grâce à internet notamment, de ne pas subir la culture, et de partir à la recherche d'artistes qui n'exigent pas de nous de compromissions à la con.


Après cette discussion ô combien fructueuse, je me suis saisie de mon ordinateur et il ne m'a pas fallu trente secondes pour tomber sur madamerap.com grâce à mon moteur de recherche: ce site référence toutes les artistes de hip hop par pays. Et je suis assez surprise de constater que la France compte de très nombreuses rappeuses dont on n'entend jamais parler dans les médias traditionnels. Fissa, j'ai envoyé le lien du site à mon étudiante. J'espère qu'à l'avenir, elle n'aura plus besoin de se dissocier pour écouter de la musique.



*Celle ou celui qui trouve l'auteur de cette envolée lyrique gagne une Kronenbourg.

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