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  • Photo du rédacteur Claire Brull

Seigneur, délivrez-les du phallocentrisme

Dernière mise à jour : 24 oct. 2020

Phallocentrisme (nom masculin, origine 1927): même chose que nombrilisme, mais appliquée à une autre partie de l‘anatomie masculine.

«J’ai très envie qu’on me taille d’une pipe. »

Les décomptes macabres crèvent le plafond chaque soir sur les chaînes d’info, les politiques s’affolent, le monde semble être sur le point de s’effondrer mais le jeune homme avec qui je badine depuis quelques minutes à peine trouve que le moment est opportun pour me parler de son phallus. Je vois bien autour de quel axe tourne la terre, dans sa petite tête.


Cela fait maintenant plus d’une semaine que nous sommes assigné.e.s à résidence. Peut-être est-ce l’ennui et le léger abattement dans lesquels je suis tombée depuis le début de la quarantaine, mais je ne me suis pas désinscrite des applis de rencontre sur lesquelles je traîne d’habitude, et malgré le caractère désormais vain de l’exercice, je réponds mécaniquement aux petites notifications qui font trépider mon téléphone.

Je ne suis pas la seule à rodailler ainsi, puisque les hommes sont légion à vouloir ‘discuter’. Cependant l’atmosphère est un peu différente, et les discussions sont encore plus directes qu’à l’ordinaire, comme si les esprits confinés faisaient désormais fi des politesses de base, comme s’ils ne voulaient plus s’embarrasser d’aucun vernis diplomatique. Les gars ne sont pas venus là pour parler philo et les conversations ne semblent bien qu’avoir un seul objet: la bite. Leur bite, devrais-je dire. Pas le sexe, non, attention à ne pas confondre. Les messages se suivent et se ressemblent et je suis pressée par les requêtes monotones d’hommes qui me parlent de ce qu’ils aimeraient qu’on fasse à leur appendice. J’ai l’impression d’être un père-noël à qui l’on adresse la liste des petites douceurs, des petites gâteries dont on a tant rêvé pendant l’année. Non mais, sans dec’.


Le fait que je sois sur les applis de rencontre, non pour le bon plaisir des hommes, mais plutôt à la recherche du mien, ne semble pas leur traverser l’esprit. La dernière fois que j’ai vérifié, on était bien en 2020, mais j’ai l’impression d’interagir de l’autre côté de l’écran avec de bons vieux phallocrates tout droit sortis des années cinquante, habitués à envisager les femmes comme de simples objets subordonnés à leurs envies. Alors, parce que le ton de l’échange est ‘libéré’ et qu’ils parlent sans ambages de ce qu’ils désirent qu’ « on » leur fasse, les tinderboys s’imaginent peut-être en hommes modernes, mais leurs propos ont de forts accents rétrogrades. Selon moi, être un homme moderne consiste plutôt à prendre l’autre en compte et à le considérer autrement que comme un réceptacle à fantasmes, comme un simple objet. Etre un homme moderne, c’est aussi prendre de la distance, ou prendre de la hauteur par rapport à son phallus et ne pas s’imaginer que tout tourne autour de la satisfaction de ses envies, que dis-je, de ses « besoins».


Mais ce n’est visiblement pas à l’ordre du jour. Ce que je veux, moi, donc, peu d’hommes sur ces applis s’en inquiètent. Mais ce que je ne veux pas en revanche, semble susciter leur curiosité. Intrigant… « Tu as des tabous ? » me demande ainsi le sémillant jeune homme avec qui je cause. Le mot est lâché.. Tabou… C’est LE terme à la mode en ce moment, et il me râpe la pupille à force de surgir systématiquement dans les conversations que j’échange, confinée sur mon canapé.


Je ne suis pas dupe, et je sais fort bien que ce n’est pas ma pudeur, ou ma sensibilité qui se retrouve maintenant au cœur de la conversation. En vérité cette question n’est qu’une manœuvre malhabile, une façon pour mon interlocuteur de sonder mes limites, et de négocier, mine de rien, les gâteries que je vais accepter de lui faire. C’est encore lui et la satisfaction de ses désirs qui se retrouvent au centre de l’échange, tandis que cette question nauséabonde me relègue au rang de prestataire de service.

Ecoeurée, je coupe mon téléphone.


N’est-il pas pourtant temps que l’on prenne vraiment en compte ce que veulent les femmes et qu’on arrête de tout centrer autour du désir de l’homme ? Que l’on s’inquiète de susciter leur désir plutôt que de se préoccuper en premier lieu de savoir si elles vont pouvoir se conformer aux fantasmes phallocentrés de ces messieurs? Personnellement, je suis à deux doigts de militer pour que les hommes mettent des strings. Mais enfin, pourquoi est-ce toujours aux femmes qu’incombe la tâche de se maquiller, d’acheter de la lingerie, d’érotiser leur corps quand les hommes peuvent se contenter d’arborer un caleçon mou et douillet ? Et surtout, comment s’y prend-on pour changer la donne et rétablir l’équilibre? A mon échelle personnelle, j’avoue que je tâtonne et que j’essuie de nombreux revers.

Je conclus d’ailleurs ce billet par une anecdote peu reluisante, mais ô combien révélatrice. Peu avant le confinement, je rencontrai dans bar un jeune homme plein d’assurance qui insista assez vivement pour s’inviter sur mon canapé. Il était assez beau gosse au demeurant, mais il ne mettait pas vraiment d’énergie à me séduire, tant il lui semblait évident que l’affaire était dans la poche et que j’allais tout naturellement me plier à ses désirs. Il ne percevait pas mon agacement et ma frustration. J’avais soigné ma mise, mis de beaux vêtements, et affichais un décolleté avenant. A mon tour j’attendais le grand frisson. Certes, il était grand, certes il était musclé, mais sa nonchalance m’irritait.

« Tu es distante, me dit-il. D’habitude… »

« D’habitude, quoi ? »

Je devinais ce qu’il insinuait, bien sûr. D’habitude, les filles lui tombaient dans les bras.

« Fais un effort aussi, lui rétorquai-je. On est en 2020, merde. J’ai mis de la bonne musique, tu pourrais me faire un strip-tease, par exemple. »

Le jeune écarquilla les yeux mais s’exécuta, face à ma mine déterminée.

Il s’y prenait un peu comme un manche, le pauvre, peu habitué qu’il était à cette inversion des rôles, mais la mansuétude s’imposait face à cette belle prise d’initiative.



Il enleva son bonnet en acrylique, et je commençai à me détendre. Il ôta son T-shirt oversize et je sentis clairement la température monter. Il en était à défaire sa ceinture quand il s’interrompit inopportunément. Il avait vraisemblablement outrepassé ses limites. Se retrouver ainsi dans la position d’un homme objet le déstabilisait et faisait vaciller sa superbe. En moins de temps qu’il n’en fallut pour le dire, il se reboutonna et prit la porte. « T’es moche » me souffla-t-il en guise d’adieu.


« Et bien, songeai-je dans un soupir avant de retirer mes habits, ce n’est pas ce soir que je vais pouvoir me poser en sujet désirant. »

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